La première fois que j'ai entendu parler des failles dans les processus de performance, c'est en écho aux critiques d'entreprises réputées, vers le milieu des années 2010, qui ont secoué le monde corporatif. À l’époque, les grands cabinets de consultation, tels que McKinsey, Deloitte, et PwC, ont lancé un pavé dans la mare en dénonçant le manque d’efficience de ces processus, jugés chronophages, fastidieux et biaisés.
Je me souviens que les articles « choc » sur le sujet s’étaient mis à pleuvoir. Médias et blogues « affaires » en discutaient abondamment. Harvard Business Review, entre autres, nourrissait le débat avec des articles viraux, comme Reinventing Performance Management (Réinventer la gestion de la performance) et The Performance Management Revolution (La révolution de la gestion de la performance).
Des années plus tard, le sujet continue à faire couler beaucoup d’encre et les organisations ne sont toujours pas fixées. Dans le plus récent rapport de Deloitte sur les tendances mondiales en capital humain (2024), 74 % des répondants mentionnaient qu’il était très important, voire critique, de trouver de meilleures façons de mesurer la performance et la valeur amenée par les talents, au-delà des mesures de productivité traditionnelles.
Plus près de nous, les données de La Talenterie brossent un portrait similaire. Notre enquête menée avec Rémunération & Co à l'automne 2022 a révélé que seulement 26% des PME/OBNL considèrent leur programme d’évaluation de la performance à point.
D’ailleurs, au moment de répondre à notre enquête, 41% des organisations entamaient une refonte de leurs processus.
Il faut dire que les nombreuses transformations ayant cours dans le monde du travail changent (encore) la donne pour les organisations. Le télétravail, l'intelligence artificielle, l'émergence du développement durable, l’évolution des pratiques de gestion et l'ascension des technologies RH mènent à repenser les stratégies organisationnelles, poussant les entreprises à adopter des méthodes toujours plus flexibles, axées sur l'humain et novatrices.
Voici donc, en toute humilité – mais non sans une observation avisée – 5 écueils qui, selon moi, persistent dans la gestion de la performance :
1 – Des processus qui demeurent rigides
L'ère du questionnaire exhaustif persiste dans plusieurs organisations, dépassant parfois la patience des plus vaillants gestionnaires. Certes, dans pratiquement tous les milieux, on prône maintenant « la conversation centrée sur l’humain et en continu ». Mais en dépit de ces bonnes intentions, la réalité s'avère souvent tout autre. Oui, les discussions sont plus fréquentes et oui, on intègre des bonnes pratiques (ex. bidirection, espace pour aborder les ambitions de carrière et les besoins de formation). Mais plusieurs processus entretiennent un formalisme qui étouffe la spontanéité et l'authenticité des échanges.
Un exemple (observé plusieurs fois) : Vers la fin de l’année, on demande aux talents de faire leur auto-évaluation et de la présenter à leur gestionnaire. Gestionnaire qui, faute d’avoir finalisé et fait approuver son évaluation, ne donne de la rétroaction qu’à mots couverts pour éviter de créer des attentes sur le résultat et l’augmentation salariale rattachée. Logique, d'un point de vue « processus » Mais à mon sens… cette pratique est tout sauf axée sur la conversation.
Un enjeu autre majeur demeure l'uniformité des processus, négligeant la diversité des expériences et des objectifs individuels. Que ce soit pour les personnes reprenant le travail après un arrêt pour raisons médicales, les parents revenant de congé parental avec une réalité chamboulée, ou les talents expérimentés à l'approche de la retraite – sans oublier celles et ceux qui apportent leur contribution en dehors des limites de leur poste –, les façons de faire devraient considérer les particularités des parcours.
2 – Un manque de connexion avec les objectifs organisationnels
Peu importe comment on la nomme (évaluation, rencontre annuelle, processus de développement, appréciation de la performance), cette rencontre est supposée agir comme un catalyseur de réussite organisationnelle. Oui, je sais, cela est l’évidence même. Néanmoins, dans la pratique, plusieurs omettent d’intégrer leurs objectifs d’affaires au cœur de la démarche.
À mon avis, cet aspect devrait être intégré dès le commencement du cycle annuel. C’est là le moment propice pour se poser les questions fondamentales qui orienteront la contribution de chacun.e et aideront à définir des objectifs percutants :
Quels sont les principaux axes de la planification stratégique en cours (s’il y en a une)?
Quels sont les objectifs à court terme (ex. le focus annuel) de l’organisation ou de l’équipe?
Quelle est la raison d’être de ce rôle et comment contribue-t-il aux résultats organisationnels?
Comment peut-on mobiliser les compétences et passions distinctives de l'individu pour enrichir son rôle, y compris à travers des projets spéciaux ou dans l'accomplissement de tâches qui vont au-delà de ses responsabilités habituelles ?
Y a-t-il des défis majeurs que l’organisation ou l’équipe de travail rencontre, et pour lesquels la personne aurait des compétences pouvant être mises à profit ?
Il ne s'agit surtout pas de détailler exhaustivement les objectifs annuels dans leur intégralité à ce stade – ce n’est ni le bon moment, ni le bon cadre pour cela. Néanmoins, il est crucial de les garder à l'esprit et de les évoquer lors des discussions, afin qu'ils servent de référence solide dans l'établissement des buts à atteindre. Cela assure que les objectifs individuels s'inscrivent dans la continuité de la stratégie globale de l'entreprise.
Astuce de pro : Laissez l’espace nécessaire à vos collaborateurs pour s’exprimer et proposer des objectifs en posant des questions ouvertes. Avant de présenter vos propres idées, prenez le temps d’écouter. En tant que gestionnaire, avoir des suggestions en réserve est judicieux, mais initier la conversation en mode écoute active est plus percutant. Vous pourriez être étonné.e par l'ingéniosité et la perspective que vos collègues apportent à la table!
3 – Un impact discutable
Si la pertinence des processus d’évaluation de la performance a été remise en cause à maintes reprises comme je l'ai exposé ci-haut, il n’en demeure pas moins que la majorité des talents veulent de la rétroaction. À cet effet d’ailleurs, les données de Gallup révèlent que 80 % des employés ayant reçu un retour jugé « significatif » sur leur performance au cours de la semaine précédente se sentaient pleinement engagés.
Or, toutes les formes de rétroaction ne se valent pas. Si la clarté est une forme de gentillesse, comme le préconise Brené Brown, il ne faut pas oublier que le feedback est un art délicat. Les talents aspirent certes à des retours sur leur travail, mais l'effet produit peut varier grandement selon le ton, le contenu et la crédibilité qu’ils accordent à l’émetteur. L'article The Feedback Fallacy (Le mythe du feedback) de HBR souligne que la rétroaction, lorsqu'elle est mal calibrée ou mal exécutée, nuit davantage qu’elle ne favorise le développement.
Au plan de la reconnaissance aussi, de bonnes pratiques s’imposent. Si Gallup rapporte que la reconnaissance des points forts des employés les rend 12,5 % plus productifs, et que les équipes qui se concentrent sur les forces au quotidien voient leur productivité augmenter de 8,9 %, ce ne sont pas toutes les sortes de rétroaction positive non plus qui font leur effet.
Dans Radical Candor (En toute franchise), Kim Scott souligne un comportement de gestion parfois problématique : celui de gestionnaires distribuant des éloges qui manquent d'authenticité. Ces louanges sont souvent dispensées moins pour leur valeur constructive que comme tactique, consciente ou non, pour gagner l'affection des collaborateurs et éviter une image négative de soi. Les employés détectent aisément le manque d'authenticité dans les compliments, réduisant ainsi l'impact positif attendu. Dans ces conditions, tout le processus d'évaluation de la performance risque de se vider de son sens.
Également, en lien avec l'impact attendu, la prudence est de mise face aux cultures d'entreprise qui privilégient la haute performance et la compétition, car dans ces environnements, le processus d'évaluation peut involontairement devenir un catalyseur d’épuisement professionnel.
4 – Des gestionnaires mal outillés
L'introduction de formations sur les biais inconscients et les techniques de rétroaction sont un progrès répandu. Or, trop souvent, ces apprentissages ne franchissent pas le seuil de la théorie. Sur le « terrain », les gestionnaires, armé.es des meilleures intentions, manquent d'outils concrets pour naviguer entre l'objectivité et l'empathie.
Par ailleurs, les attentes placées sur leurs épaules s'alourdissent : ils et elles doivent endosser le rôle d’ambassadeur.rices de l'entreprise et piloter les opérations, tout en étant des guides professionnels pour leurs équipes. Tout cela en manquant souvent de visibilité sur les chemins de carrière disponibles au sein de l'organisation, outre les postes ouverts.
Par ailleurs, les gestionnaires sont souvent en première ligne pour discuter rémunération et annoncer les augmentations, pressés d'assumer les décisions de la direction et/ou des ressources humaines. Oui, il est impératif de les impliquer dans les décisions et les discussions salariales. Oui, l’organisation doit veiller à l’équité interne et avoir une forme de calibrage entre les évaluations des gestionnaires. Oui, ces derniers demeurent les mieux placés pour annoncer l’augmentation… à condition de d’être équipé.es pour répondre aux questions de plus en plus pointues des talents, qui ont facilement accès à des « données de marché » et pour qui le sujet devient de moins en moins tabou. Il est donc crucial de les préparer adéquatement, en leur fournissant les informations et l'autonomie nécessaires pour dialoguer ouvertement et sincèrement avec leur équipe.
Aller plus loin pour soutenir les gestionnaires : Vous avez mis en place de la formation et quelques outils de base pour vos gestionnaires, mais ils et elles se sentent encore un peu démunis? Participez à notre prochain codéveloppement pour obtenir astuces et idées!
5 – Une confusion entre performance et rémunération
La relation entre performance et rémunération n’est pas uniforme à travers les organisations. Certaines adoptent des structures salariales basées strictement sur l’ancienneté, attribuant le même pourcentage d'augmentation à tous.tes, une approche peu stimulante qui ne reconnaît pas les efforts individuels. D’autres intègrent la notion de développement et/ou une matrice de performance à leurs révisions salariales, considérant à la fois le positionnement actuel de l'employé et sa progression pour établir l’augmentation.
Bien que pertinentes sur le plan stratégique, les approches reconnaissant la performance peuvent engendrer des malentendus et des frustrations. Par exemple, il est fréquent (et souhaitable sur le plan de l’équité) qu’un talent en début de carrière reçoive des augmentations significatives, tandis qu'un autre, au maximum de son échelle salariale, ne reçoive qu'une indexation, malgré une performance appréciable.
Pour répondre à cet enjeu, on cherche de plus en plus à dissocier les discussions sur les augmentations salariales de celles sur la performance. Le but? Éviter de déplacer la motivation vers une motivation externe (performer parce qu’on s’attend à une augmentation, versus performer par souci de bien faire son travail).
Pssst : Pour en savoir plus sur les liens entre rémunération et mobilisation, ne manquez pas d’écouter notre entretien avec Jacques Forest, professeur et chercheur à l’ESG.
J'adhère à l'idée de dissocier le processus d'évaluation à celui des augmentations salariales... dans une certaine mesure. Si, dans les faits, l’entreprise fait un lien entre performance et salaire, il est selon moi contreproductif de prétendre le contraire ou d'en parler de manière évasive. Une communication claire, honnête et transparente sera alors beaucoup plus efficace pour établir des attentes réalistes et éviter des incompréhensions.
Le futur est humain… mais aussi techno
L'avenir de la gestion de la performance se dessine à l'intersection de la technologie avancée et des compétences humaines fondamentales.
La technologie, qui chamboule actuellement le domaine des ressources humaines, présente des opportunités inouïes de soutien et d'amélioration. De nos jours, les processus de gestion de la performance peuvent déjà être pilotés à partir de nombre d’outils informatiques : écosystèmes comme Microsoft, SIRH et solutions dédiées rivalisant de créativité.
L’intelligence artificielle continuera certes d’évoluer et de proposer des solutions aux enjeux que nous connaissons. À titre d’exemple, Betterworks propose d’assister les gestionnaires pour réduire le temps consacré aux évaluations, suggérer des objectifs de plus grande qualité et reformuler leur rétroaction pour qu’elle soit plus percutante.
Dans tous les cas, il est essentiel de se rappeler que, peu importe la technologie ou le processus mis en place, rien ne remplacera la richesse d'une communication humaine authentique. Les principes fondamentaux de l'interaction interpersonnelle demeurent au cœur d'une gestion de la performance réussie. Ces éléments, bien plus encore que le processus organisationnel, influencent directement le lien de confiance entre gestionnaires et talents.
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